vendredi 21 septembre 2012

Conspirationnalisme

Je vais faire une confidence que mon arrogance naturelle de sciences-potard n'aurait jamais cru devoir faire un jour.

Je comprends enfin les conspirationnistes.

Depuis que je suis en âge de glisser des petits papiers dans des urnes, j'ai dû supporter les avances bizarres de ces théories paranoïaques et délirantes, énumérant les raisons pour lesquelles les américains n'ont pas marché sur la lune ou pourquoi les illuminati ou les hommes-reptiles ou les deux dominent le monde en secret. Je n'y ai jamais accordé crédit, et ce n'est toujours pas le cas. Mais surtout, je n'ai jamais compris comment de pareilles élucubrations pouvaient germer dans des esprits humains adultes.
L'oeuvre de fous, pensais-je.
Pendant mes études supérieures, qui est le moment où mon milieu social termine pour de bon de modeler le mépris de classe chez sa progéniture, on me fit comprendre que ces histoires naissaient naturellement au sein de ce pauvre peuple inculte qu'il nous appartenait de diriger.

En d'autres termes, pourquoi perdre du temps à essayer de trouver des raisons cohérentes aux delirium tremens de la cohue des moutons ? Ils sont analphabètes, méchants et laids. Si ça se trouve, certains d'entre eux n'ont même pas lu Machiavel.

L'argument de la stupidité pré-postulée des tenants de la thèse était évidemment très confortable pour des gens comme nous, qui avions tout de même autre chose à faire (comme, je vous le rappelle, apprendre par coeur le texte de l'ex-future Constitution européenne.) Et puis, comme nous étions tous raisonnablement de gauche, cela nous permettait de ne pas avoir à regarder dans les yeux la preuve la plus flagrante de notre échec intellectuel.

Car la gauche avait abandonné la pensée matérialiste depuis les années 80, c'est-à-dire, oh, trois fois rien : juste le squelette de toute pensée critique un tant soit peu efficace du capitalisme. Des notions qu'aucun militant ne pouvait ignorer dans les décennies précédentes. Des notions comme la solidarité de la classe dominante, la tendances naturelles de tout pouvoir à tester ses limites - et surtout, la totale vanité qui consiste à attendre des individus un comportement vertueux dans le cadre d'un système qui pousse au vice. Or, malheureusement, ce n'est pas parce que vous arrêtez de parler des problèmes que ceux-ci disparaissent. Les souffrances et les escroqueries dont les peuples étaient les victimes ont continué, simplement les nouveaux arrivants qui tentaient de protester contre elles ne savaient plus les nommer. Avec la perte de vitesse du marxisme et de sa terminologie, complexe mais si utile pour conceptualiser les problèmes posés par l'ordre social conservateur, les jeunes se sont retrouvés verbalement désarmés pour comprendre ce que le libéralisme était en train de leur faire subir.

Les théories du complot ne sont que des tentatives maladroites et infantiles de ré-identifier la lutte des classes.

Elles sont maladroites parce que si les conspirationnistes subodorent bien que le fond du problème est l'agressivité d'une classe dominante, solidaire, manipulatrice et consciente de ses intérêts, ils ne parviennent pas à l'intégrer dans un système économique général complexe parce que cela demande une longue réflexion sociologique et économique - et ils se bornent à s'agiter sur les manifestations les plus spectaculaires de cette solidarité de classe. Elles sont infantiles parce qu'elles s'arrêtent généralement au spectaculaire et spéculent des scénarios, certes très appréciables d'un point de vue de romancier, mais d'assez mauvaise facture de celui du réalisme politique.

Je ne parle même pas des théories les plus fumeuses et des canulars comme celui des hommes-reptiles (alors que, avouons-le, ce serait singulièrement cool si c'était vrai.) Je pense aux faits avérés que les conspirationnistes montent en épingle comme s'ils étaient la clé de notre soumission. Or, autant les contestataire sérieux peuvent sans trop de problème se différencier des andouilles qui hurlent aux Illuminati et aux aliens, autant l'insistance puérile de ces mêmes conspirationnistes sur la Trilatérale et le groupe de Bilderberg nous a fait beaucoup beaucoup de mal. Tellement de mal, en fait, que ces maladresses ont bien failli être le coup de grâce médiatique de toute pensée critique sérieuse du système.

Aujourd'hui, et c'est malheureux, les gens de gauche doivent dépenser une somme d'énergie folle pour arriver à parler de l'existence de la stratégie de la classe dominante sans qu'on leur renvoie systématiquement le conspirationnisme à la tronche. Quand il s'agit de critiquer l'agenda caché du FMI, ou les discussion à porte close de la Commission Européenne, on doit s'y prendre avec des pincettes. Alors qu'il me semble que l'existence du FMI et de la Commission, ainsi que l'opacité de leurs délibérations, sont raisonnablement établies. Répétons-le, il y a deux erreurs à ne pas faire en matière de complot : en voir partout, et n'en voir nulle part. La preuve en est que que certains complots échouent et finissent par être mis au grand jour. 

Parce que bien sûr, Bilderberg et la Trilatérale existent. Tout comme le dîner du Siècle à Paris existe. Mais si ce n'était pas le cas, les problèmes ne seraient-ils pas les même ? Le système actuel produit et reproduit naturellement une classe oligarchique qui concentre les pouvoirs économiques et politiques, et qui assure sa cohésion par des mariages, des écoles privées pour les enfants et des lieux de vacances communs. Le plus étonnant serait plutôt que n'existât pas, dans un tel contexte, de lieu de rencontre entre ses membres.

Une critique sérieuse, qui nous permettrait de concevoir une alternative au système, ne peut qu'être systémique et matérialiste. Certes, il y a des complots. Il y a des discussions ourdies, loin des oreilles du peuple, pour le manipuler : il n'y a qu'à lire les témoignages des compagnons de Bonaparte, de Thiers, ou l'histoire de Vichy pour s'en rendre compte.  Mais s'attarder à s'indigner sur le manque de vertu de ces comploteurs n'est qu'une perte sèche d'énergie. Ils sont les produits naturels d'un système qui pervertit irrémédiablement ceux qui, même avec les meilleures intentions du monde, acceptent d'y occuper une place de pouvoir. Les gouvernants ne sont jamais meilleurs que le système qui les encadre. Ou, pour citer Saint-Just accusant la monarchie, nul ne peut régner innocemment. Et de la même manière que le roi ne pouvait représenter l'intérêt général, non pas à cause de sa mauvaise nature, mais bien parce que la fonction de monarque qu'il remplissait était nuisible, nous ne pouvons attendre d'institutions iniques qu'elles produisent autre chose que des hommes iniques.




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